Par : David Torondel – février 2025

La liberté d’expression est aujourd’hui au cœur d’une bataille idéologique. Derrière les discours alarmistes dénonçant une prétendue censure, une offensive politique se dessine : celle d’une extrême droite cherchant à imposer son hégémonie culturelle sous couvert de pluralisme. L’exemple récent de l’éviction de C8 de la TNT illustre parfaitement cette stratégie. Certains dénoncent une atteinte aux valeurs démocratiques, mais oublient les multiples condamnations de la chaîne pour des faits graves. Mais au-delà du cas C8, c’est une remise en cause plus large du respect des lois, du rôle des médias et de l’État de droit qui se joue. Comment la liberté d’expression est-elle détournée pour légitimer l’intolérance et la désinformation ?

Dernier exemple en date : la chaîne C8, dont l’Arcom a refusé le renouvellement de sa diffusion gratuite sur la TNT. Cette décision a immédiatement été qualifiée de « censure », d' »atteinte à la liberté d’expression », voire de « décision politique » par plusieurs responsables politiques. Même le ministre de l’Intérieur a déclaré : « C8 avait trouvé son public. Sa disparition du paysage audiovisuel la prive d’un espace d’expression. »

Rappelons que cette chaîne a été condamnée à de multiples reprises :

  • Pour avoir diffusé des photos nues d’une animatrice sans son accord.
  • Pour une représentation dégradante des femmes, notamment après l’agression sexuelle d’une invitée par un chroniqueur.
  • Pour un canular homophobe et des propos insultants envers des élus.
  • Pour diffusion d’images pouvant heurter les mineurs, publicité clandestine, manquement à la pluralité, et présentation diffamatoire de personnes handicapées comme des toxicomanes.

Normaliser la haine sous couvert d’audience

Pour Bruno Retailleau, tout ça ne compte pas, vu que « C8 avait trouvé son public ». Comme si le respect des lois et des valeurs républicaines était secondaire face à l’audience. Comme si les agressions sexuelles, l’homophobie, le racisme et les discriminations ne devaient pas être privés d’un espace d’expression.

Ce même ministre de l’Intérieur avait déclaré que l’Etat de droit n’était « pas intangible ni sacré« … Nous avons donc un ministre en charge de la sécurité intérieur et de l’intégrité des institutions publiques qui considère que l’Etat doit pouvoir ne pas respecter le droit.
Dans n’importe quel pays un minimum attentif aux valeurs démocratiques, ces propos auraient amenés à sa démission. Ici, non seulement il n’a pas été écarté, mais il a même été reconduit à son poste par François Bayrou, suite à censure du Gouvernement Barnier.

Une liberté d’expression dévoyée au service de l’extrême droite

De son côté, Jordan Bardella a pris la plume pour défendre C8, et a choisi pour cela Valeurs Actuelles, un journal déjà condamné pour provocation à la haine et injures racistes. Il y vante le modèle des États-Unis sous Trump, un pays où un conseiller présidentiel fait des saluts nazis, où la Maison Blanche diffuse des vidéos ASMR sur les expulsions d’étrangers, et où des termes comme « équité », « trauma », « inégalité », ou « changement climatique » sont bannis des recherches officielles.

Ce sont donc ces « valeurs » qui inspirent Bardella et ses alliés : une liberté d’expression instrumentalisée pour banaliser la haine et exclure toute parole dissidente.

Le néo-fascisme est déjà là. Il ne cherche plus à imposer ses idées par la force, mais par l’hégémonie culturelle. Cette stratégie est ancienne : dès 1981, Alain de Benoist et ses théoriciens de l’extrême droite affirmaient qu’il fallait « transformer les mentalités » avant de prendre le pouvoir.

Aujourd’hui, cette offensive idéologique est facilitée par la mainmise de milliardaires comme Vincent Bolloré, qui manipulent l’information et faussent les sondages diffusés en boucle dans ses médias.
Pierre-Edouard Stérin finance un plan de « bataille culturelle » baptisé Périclès (« Patriotes, Enracinés, Résistants, Identitaires, Chrétiens, Libéraux, Européens, Souverainistes ») avec 150 millions d’euros. Ensemble, avec Bernard Arnault et Rodolphe Saadé, ils rachètent l’ESJ Paris, une école de journalisme, pour mieux formater les futurs médias.

L’indignation ne suffit plus : il faut agir !

En invoquant aujourd’hui la liberté d’expression, l’extrême droite active la fenêtre d’Overton, ce mécanisme qui permet à des idées autrefois impensables de devenir acceptables, puis dominantes. Ce n’est pas un hasard, mais une stratégie planifiée.

Le néo-fascisme progresse. Ses idées imprègnent les médias, les réseaux sociaux et notre quotidien. Face à cette offensive insidieuse, l’indignation ne suffit plus. La lutte est culturelle autant que politique. Il est temps de réagir, de refuser cette normalisation du rejet de l’autre, et de défendre une véritable liberté d’expression : celle qui éclaire, qui émancipe, qui refuse la haine et la manipulation.

Comment agir ?

Pour ne pas céder à la sidération face aux multiples attaques que nous pouvons constater quotidiennement, les possibilités sont multiples et variées. La base est de s’appliquer à soi-même un devoir de vigilance, en vérifiant les informations avant de les partager, en combattant les discours de haine, en soutenant les médias indépendants et le journaliste d’investigation, et en essayant de comprendre les enjeux juridiques, philosophiques et sociétaux de la liberté d’expression.

ARTICLES :

THECONVERSATION – La liberté d’expression, nouveau totem de l’extrême droite

NOTRE TEMPS – La « liberté d’expression », l’obsession trumpiste dont s’empare l’extrême droite française

RADIOFRANCE – Jusqu’où tolère-t-on la liberté d’expression ?

RDLF – La subversion du droit par les idées d’extrême droite : les nouvelles lois scélérates

OFALP – Entretien avec Alexis Lévrier, historien des médias : “L’extrême droite lance une course voulant prendre la démocratie de vitesse”

Des plateformes académiques, comme Cairn.info, proposent aussi de multiples articles sur ce sujet.

 

LIVRES :

Arnaud Esquerre « Liberté, vérité, démocratie : peut-on tout dire en démocratie ? » (2025)
« Quelque chose a changé dans nos démocraties concernant la liberté d’expression, mais quoi ? On entend souvent qu’on ne pourrait plus rien dire et, en même temps, que les mensonges et les fake news ne cessent de prospérer, si bien qu’on ne serait plus en démocratie. Or, en s’interrogeant sur les conditions d’émergence de ces discours, il apparaît au contraire que, sans pouvoir tout dire, on n’a jamais pu autant s’exprimer qu’aujourd’hui, et que si le relativisme est nécessaire à la démocratie et au développement de la connaissance humaine, la vérité en politique ne l’est pas moins pour qu’un État démocratique le reste. »

VIDÉOS

Philoxime – Liberté d’expression : à quoi ça sert ?

Plus largement, développer son esprit critique est primordial, pour cela la chaîne Youtube « Esprit critique » est un très bon point de départ !

Mais aussi : Gérald Bronner – Développer son esprit critique face au monde de la désinformation (Conférence)

SE MOBILISER

Si vous souhaitez aller plus loin, plusieurs associations agissent dans ce domaine, auxquelles vous pouvez adhérer, ou faire un don :
Ligue des droits de l’Homme

L’Observatoire français des atteintes à la liberté de la presse (Ofalp)

Reporters sans frontières

Amnesty International

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